La beauté des spectacles in situ réside dans le fait qu'ils donnent généralement une fonction inhabituelle aux espaces investis et que cela nous permet, en tant que public, de les appréhender différemment. Il en va de même pour le chorégraphe qui interroge son travail à chaque nouvelle intervention en le réinscrivant dans un contexte parfois inattendu.

‘Screws XL’ débute dans la partie showroom du bâtiment, un vaste espace carrelé avec de grandes baies vitrées donnant sur la rue, typiques des concessions automobiles. Quelques performeurs apparaissent et définissent le lieu de représentation à l'intérieur de cette salle.

La proposition artistique se met en place sous nos yeux, tout est centré sur le travail de contact et de partnering. Les performeurs expérimentent en binôme la relation entre le poids et le contrepoids. Ils se collent de profil et enroulent leur bras autour de la taille de l'autre. Leurs deux corps n'en forment plus qu'un debout, mais chacun des pieds appartient à deux corps différents, tandis que les deux autres pieds s'enroulent autour de la jambe libre de l'autre.

Ces points de contact par les mollets et les chevilles créent des formes graphiques symétriques assez étonnantes. Les interprètes deviennent alors des espèces d'animaux rampants fantastiques qui donnent subitement vie à l'environnement dépouillé dans lequel nous sommes.

Ces duos évoluent en trio, puis en quartet et déjà, nous entrevoyons la multitude des possibilités que cette matière propose. L'équilibre, le contrepoids, la gravitation sont quelques-uns des mécanismes mis en jeu, mais la confiance, la prise de risque et la solidarité sont des valeurs tout aussi essentielles à la réussite de ces expériences physiques.

Les constellations se dénouent et les performeurs nous invitent à les suivre dans les ateliers situés derrière l'ancienne réception. 2 performeuses sont suspendues par les pieds à 3 mètres de hauteur, grâce à des bottes d'inversion accrochées aux chevilles normalement utilisées pour la musculation.

Alors que nous nous installons autour d'elles, elles entament des rotations sur elles-mêmes. Ces tournoiements se déploient si énergétiquement que leurs corps entrent en contact. Si lors de la première séquence, les appuis se faisaient principalement sur les membres inférieurs des partenaires, ici les spirales de dos des interprètes génèrent des contacts au niveau des bras, des épaules et du cou.

Les performeuses se dépassent et poursuivent leur évolution jusqu'à ne se soutenir que par un seul pied. Dans leur élan, la barre mobile à laquelle elles sont suspendues, se balance autant qu’elles. Le public retient son souffle.

 La prise de risque magnifie chacune de ses performances

Le matériel de Vantournhout est exigeant, les points du corps les plus difficiles à atteindre depuis une position déterminée sont généralement ceux qui sont privilégiés. La prise de risque magnifie chacune de ses performances, et pour ceux qui connaissent son travail, cela ne cesse de surprendre. 

Enfin, elles descendent d’une manière particulièrement habile et poétique, le corps de l’une devenant liane pour l’autre. Ces contraintes dans la recherche physique suscitent une réelle admiration et nourrissent l'imagination du spectateur. Cette séquence de haute volée terminée, nous sommes guidés vers l’arrière des ateliers. 

La troisième séquence est originellement un solo de Vantournhout avec une boule de bowling. Dans cette version, le solo devient un duo auquel Vantournhout se joint. Ils tiennent chacun une boule de bowling de 5 kilos et demi comme il se doit, avec le majeur, l'annulaire et le pouce dans les trous (et une petite sangle de sécurité). Ensemble, ils testent tout ce que ce poids peut engendrer comme déplacement dans l’espace. Après l’épreuve de la gravité de la séquence précédente, c'est la force centrifuge qui est expérimentée ici. Le corps est tantôt le point fixe, tantôt le point mobile qui gravite autour de la boule.

Le public suit cette montée en puissance, les performeurs se frôlent et le danger devient de plus en plus concret. Notre regard cherche à les soutenir dans cette mission périlleuse qui teste leur force, leur souplesse et leur résistance.  

Notre déambulation reprend à travers la partie parking de la concession automobile. Comme dans les 12 travaux d’Hercule, en route pour une nouvelle épreuve ! Nous sommes guidés par des fracas que nous entendons au loin. Nous rejoignons l’espace où se trouvent 5 duos de performeurs : 2 duos d’enfants et 3 duos d'interprètes de l’équipe. Ils portent tous des chaussures d’escalade auxquelles sont attachés des crampons à glace. 

À l'unisson, ils sautent sur des plaques de bois, comme un appel au public à les rejoindre. Ces crampons leur permettent de s'ancrer dans les planches et de tester l'extension jusqu’à la quasi-horizontalité sans jamais poser une main au sol. Une fois encore le danger est imminent et les pieds doivent trouver leur juste place.

La présence des enfants, qui exécutent des partitions physiques similaires, mais moins complexes que les autres interprètes, apporte vulnérabilité et fragilité à l'ensemble, et il est émouvant de voir de jeunes corps jouer avec légèreté face à des corps professionnels dans la force de l'âge. 

C'est un objet hybride et rare qui propose de réfléchir au potentiel qu’a le corps

Là encore, cette déclinaison de prothèses attachées au corps modifie les enjeux du corps performant dépourvu d’accessoire. Ce travail emprunte des techniques au cirque et à la danse contemporaine, mais il n'est ni tout à fait l'un ni tout à fait l'autre. C'est un objet hybride et rare qui propose de réfléchir au potentiel qu’a le corps, et par conséquent, à celui qu’a l'esprit, à se transcender dans ses facultés.

Épreuve des crampons réussie ! Le nouveau challenge est un interlude de vitesse qui nous invite à nous déplacer dans l’enceinte du parking. Deux performeurs, équipés d’un casque aérodynamique et d’un petit parachute arrimé dans le dos, courent le plus vite possible pour que le parachute se gonfle. L'épreuve est brève mais intense compte tenu de la chaleur étouffante du parking.  

Enfin, tous les performeurs se réunissent, marquant une sorte de résolution collective et joyeuse de ces grands travaux commencés une heure plus tôt. Les 14 interprètes célèbrent leur endurance dans un tableau final tourbillonnant. Tous ensemble et en plus petites constellations, ils créent de nouvelles figures kaléidoscopiques magnifiques qui se déploient dans l'espace comme une sorte d'anthologie de ce qui a été expérimenté depuis le début. 

Toutes les parties du corps sont sollicitées dans toutes les directions et les interprètes apparaissent comme de grands élastiques huilés de sueur travaillant en flux tendu. L'écriture chorégraphique est précise et évolutive, la mise en scène est dépourvue de fioriture narrative et cette abstraction laisse libre cours à l'imagination. Le spectacle est tenu par des interprètes de haut vol qui portent la matière de Vantournhout avec brio, citons les plus fidèles d'entre eux, Petra Steindl, Emmi Väisänen et Axel Guérin.

L’ancien garage automobile s'avère au final être un lieu vraiment propice pour traiter de technique, de mécanique corporelle, de forces, de mouvements et de transformations. 

Standing ovation du public !